Entretien avec Alfons Cervera

Alfons Cervera aura le Prix Nobel de littérature, c’est certain, si ce n’est déjà fait, en tout cas pour ses lecteurs.

L’inoubliable auteur de « Maquis » , « Un autre monde », (entre autres merveilles), publie ici un livre d’archéologie familial, qui démêle certains fils de l’archéologie de l’Histoire espagnole.

La grande petite histoire

Mettre en miroir l’histoire familial avec l’Histoire, on le sait, Cervera est passé maître en la matière. Mais les histoires, petites ou grandes, selon notre point de vue, n’en finissent pas de ne pas finir… Les pièges tendues se renouvellent et l’écrivain tente, soit d’en extirper un pan, puis tel un biologiste cette fois, de l’analyser afin de pouvoir, soit le ranger dans une catégorie, soit poursuivre les investigations. Voyons, examinons ensemble le lieu où votre mémoire semble boiteuse, voir douloureuse… Que s’est-il produit pour en arriver là, difficile d’en déduire quelque chose de limpide, plusieurs voix s’élèvent et donnent des versions contradictoires…

Sans fioritures, avec une forme de pureté cruelle, l’écrivain castillan nous emporte dans ce tourbillon fraternel, lui face à lui, le frère vulnérable, protégé. Ce frère fragile, qui semble être l’héritage familial de l’auteur. Claudio, pas toujours si désemparé que son statut l’exigerait, agite les fils de marionnettes d’un passé qui se joue au quotidien, dans le théâtre de la maison familiale.

EXTRAIT:

Les souvenirs viennent et s’en vont, comme les oiseaux migrateurs qui cherchent le lieu le plus favorable pour continuer à vivre.

Le temps vécu- pas le temps présent, mais celui d’avant que je me mette à écrire ces pages-est un mélange de temps différents, de personnages qui entrent et sortent sans que nous en sachions beaucoup sur eux, ce qu’ils ont été, ce qu’aux dires de certains ils ont fait ou n’ont pas fait, car vivre, c’est dresser un inventaire imparfait de ce qui est resté en chemin

Claudio va subir une opération des yeux. Lorsqu’il se réveille, l’écrivain, son frère protecteur, le veille. Il lui souffle « Claudio, regarde ».

Que peut voir Claudio? Les blouses vertes des infirmières qui s’affairent, leur passé commun, leur présent, entaché, travesti par le franquisme?

Claudio, regarde...

ENTRETIEN AVEC ALFONS CERVERA

Tu écris que pire que la guerre, il y a la victoire. En quoi et pour qui, la victoire serait-elle pire que la guerre?

ALFONS CERVERA

Le pire est souvent ce qui arrive après une guerre. Dans le sens où elle ne prend pas effectivement fin. Les vainqueurs n’auront de cesse d’humilier les vaincus. Comme si les blessures, la défaite n’étaient pas suffisants, il faut vivre avec le stigmate du vaincu. Il y a un film espagnol qui s’appelle « Les Bicyclettes sont pour l’été », réalisé par Jaime Chavarri , basé sur une oeuvre théâtrale de Fernando Fernan Gomez. A la fin du film, un père et son fils adolescent, errent au milieu des ruines, à Madrid. Le fils dit que sa mère aurait été heureuse de les voir ainsi, parce que enfin, la paix est revenue. Le père le regarde tristement et répond « Non, ce n’est pas la paix, c’est la victoire ».

Tu écris que nous acceptons volontiers les récits mensongers, qu’il nous est confortable d’y souscrire

  • Alfons Cervera
    La post vérité n’est rien d’autre que l’habituel mensonge, l’habituel récit travesti par les vainqueurs. Oui, nous nous laissons bercer par des discours agréables, faciles, qui vont dans le sens de ce qui nous rassure. L’essentiel n’est pas la vérité ou le mensonge, mais de quelle façon aisée nous allons nous accommoder de la réalité. C’est comme si nous en avions fini avec la pensée critique, comme si la réalité ne pouvait nous être dictée que par le pouvoir. C’est devenu extrêmement difficile de confronter la vérité aux mensonges, extrêmement compliqué de discerner le vrai du faux. Il est même devenu impossible de confronter le récit officiel à un autre récit. Peu de gens le souhaitent. L’Espagne est un exemple de cet état de fait. Les pouvoirs politiques et médiatiques ont fait du mensonge un outil de communication, de manipulation du peuple. Et le peuple avale la pilule du mensonge, elle procure le sommeil….
    Il n’existe pas de promotion de la pensée critique, bien au contraire. Tout le monde accepte sans protester les jolis récits mensongers du pouvoir en place.

  • Donc, la réalité peut s’inventer. Toi-même, tu as inventé ce lieu, Los Ysares, que tes lecteurs cherchent sur une carte, acceptant ainsi le jeu.
    Pourquoi ce besoin de créer un lieu?

  • Alfons Cervera
    Un lieu n’est pas uniquement un espace physique. C’est « l’espace où vivent les gens » comme disait César Valléjo.
    Le lieu représente notre paysage psychologique, il n’a pas pour unique fonction de nous protéger du froid en hiver ou des chaleurs estivales. Le lieu est la vie même, la scène où se déroulent nos existences. Les partages, les bonheurs, les conflits. C’est là où l’on vit et meurt pour la dignité, la noblesse des idées. L’espace littéraire joue avec cela et invente des lieux mythiques qui ne se substituent pas à la réalité mais qui l’amplifient, en la dotant de l’universalité des sentiments, d’une collectivité, d’intérêts communs. Ces intérêts communs conjuguent des valeurs telles que la liberté, l’égalité et la démocratie.

L’histoire de ta famille est représentative de l’histoire de l’Espagne, du moins de l’histoire de ces dernières années?

Alfons Cervera

L’histoire d’un pays est l’histoire de son peuple.Et particulièrement, des gens apparemment insignifiants, ceux qui ne brillent pas. Nous sommes habitués à définir l’Histoire avec un grand H. Les grandes villes, les grands personnages, les grandes batailles… Cette histoire là ne m’intéresse pas. Ce qui retient toute mon attention, ce qui me pousse à écrire, c’est l’histoire écrite avec un h minuscule. C’est pour cette raison que mes livres racontent mon histoire familiale. J’écris à propose des personnes que je connais, celles que je vois vivre dans des petites villes, et qui vivent des histoires invisibles. Une seule famille peut devenir le symbole de l’histoire d’un pays. La littérature regorge de ces histoires familiales qui ont transcendés leurs propres récits pour s’ériger en récits universels.

Est-ce que le fait d’écrire ces histoires, inextricables l’une de l’autre, peut permettre d’avancer dans la compréhension de notre présent?

Est-ce que cela peut rendre visible à long terme la mise en scène de la mémoire en Espagne?

Alfons Cervera

  • Ecrire c’est faire mémoire. Retourner dans le passé afin de mieux décrypter le présent. Jean Cassou disait que nous sommes faits de temps, de mémoires. Ecrire c’est ramener du passé dans le temps présent parce que nous avons un besoin vital de savoir d’où nous sommes issus, afin de ne pas errer dans un diagnostic approximatif de ce que nous sommes. En Espagne, nous n’avons pas eu une seul protagoniste de la mémoire, nous n’avons eu droit qu’à l’oubli, l’amnésie générale. Pas une seule parole, seulement le silence. Pas la vérité, mais des mensonges…
    Le langage officiel a été celui des vainqueurs. Comme le dit si bien mon ami et magnifique historien Francisco Espinosa Maestre. « Le franquisme s’est approprié de toute l’histoire, il en a même corrompu le langage ».
    La dictature franquiste a eu un large impact, de négationnisme, de cruauté .
  • La seconde République n’a pas existé pendant cette longue période. C’est pour cette raison que depuis trente ans, la majorité de mes livres racontent des histoires qui se déroulent dans cette période qui succède à la dictature, dans ce temps de victoire franquiste.
  • Un pays sans mémoire ne peut être qu’un pays incomplet….
  • FC
  • On a l’impression avec ton livre, d’entrer à la fois dans les archives de ta famille et dans celles de l’Espagne, On stagne dans ce no man’s land nommé « Transition ». Au delà de l’Espagne, c’est également un processus universel. A partir de détails, de cartons oubliés au fond d’une pièce par exemple, tu ouvres un champ immense.
  • Alfons Cervera
  • Les familles sont comme des puits plein de secrets. Dans n’importe quel recoin de la maison, tu as l’opportunité de découvrir un petit bout de papier, une note presque en poussière qui te révèle un pan de l’histoire familiale, restée secrète. ça peut aller de l’histoire d’amour d’adolescent à un assassinat. Ouvrir la boîte de pandore familiale équivaut à ouvrir un gouffre. C’est exactement ce qui nous est arrivé en Espagne, avec la Transition. A la mort de Franco, le mot d’ordre fut de tout occulter, de museler les mémoires et les consciences. Tout d’un coup, tout le monde oubliait que nous avions vécu sous une dictature durant quarante années. La propagande d’une transition modèle, pacifique se répandit, s’introduisit dans tous les foyers, tous les esprits et fit son oeuvre.

Quelle place représente pour toi  » Claudio, regarde », dans ton oeuvre?

Alfons Cervera

Il est probablement le livre le plus enragé et à la fois émouvant que j’ai écris. En Espagne, il est considéré comme l’un de mes meilleurs livres. Son écriture fut difficile. Extrêmement abrupte. Construire un livre sur la personne avec laquelle tu vis chaque jour, qui partage ton quotidien, c’est un travail compliqué. Une personne fragile, habitée par des peurs depuis l’enfance. D’un point de vue académique, mon livre ne peut pas entrer dans la catégorie de l’auto-fiction. Mais moi, la catégorie ne m’intéresse pas, ça n’est pas mon problème. Je considère que c’est un roman, tissé de passages issus de la réalité et d’autres totalement imaginaires. Mais évidement, comme toute oeuvre de fiction, rien ici ne relève du mensonge. Cela doit être clair. Et ça ne l’est jamais de façon évidente. Les fictions ne mentent pas, Cependant, on rencontre des écrivains qui s’emparent de la fiction pour diffuser une forme de propagande. C’est pour cette raison que j’insiste, la fiction ne peut pas mentir.

FC

Que veux-tu ajouter sur le processus de récupération de l’Histoire, puisque c’est un mensonge que tu combats à travers tes livres?

Alfons Cervera

Toute les guerres portent en elles une guerre du langage. Le langage du vainqueur est le seul qui soit audible, bien sûr. Ce langage se transforme en histoire officielle, celle qui va s’enseigner dans les écoles, celle qui sera diffusée à grande échelle dans le mode entier. Et dans cette stratégie pour camoufler la réalité, la travestir, se consolident des lois sociales d’une totale injustice. Aujourd’hui, l’instrumentalisation a grande échelle a placé sa perversion entre les mains de chacun, et chacun devient complice de sa propre servitude. Les instruments se nomment Facebook, Instagram, Telegram… Je n’en n’utilise aucun. Nous sommes libres de les refuser.

Septembre 2024.


CLAUDIO, REGARDE
Alfons Cervera.
Editions La contre allée.
Traduit de l’espagnol par Georges Tyras
21 euros.


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