VERONICA ESTAY STANGE

A LA RECHERCHE DE SA VIE.

SURVIVRE A LA SURVIE.

Essai. Editions Calmann Levy. 19, 90 euros

Quand Veronica Estay Stange bats les cartes, apparaissent la carte de la justice, la carte de l’étoile et de la force. Cela, c’est pour le côté romanesque. Dans la vie « pure et dure », Veronica est docteure en langue et littérature française, professeur de sémiotique, cofondatrice et présidente du collectif « Histoires désobéissantes », mouvement qui a choisit ce nom par rapport à la loi de « l’obéissance due », qui stipulait que les tortionnaires de la dictature argentine n’étaient pas punissables car ils avaient agi selon le devoir d’obéissance.

De quoi intimider une personne qui serait allée nager dans l’étang en chantant « Imagine« , le jour de sa convocation au bac. Non, ce n’est pas moi, promis, juré, c’est ma soeur. Mais revenons à la jeune Véronica, à cette enfance et cette adolescence où elle se languit d’un « retour au pays », le Chili, pays où elle n’a jamais encore, mis les pieds. Mélancolique, nostalgique à tendance dépressive, la jeune Veronica vit dans un climat familial tendu. Lorsqu’elle évoque le Chili, les rues de Santiago en automne, les couleurs et les parfums, les chants, le port de Valparaiso, ses parents baissent les yeux, chuchotent, puis lui intiment l’ordre de se taire. De leur exil au Mexique, elle ne sait pas grand chose. La même scène est à chaque fois contée, entre sanglots ou silences pesants; les parents, militants au MIR, sont un jour tombés dans un guet-apens. Entre alors en scène la silhouette floue d’un oncle, le frère de son père, militant également. Cet oncle, celui « dont il ne faut pas parler », leur sauve la vie en se jetant dans la gueule du loup: il collabore avec l’ennemi.

Pour Veronica, l’histoire s’arrête là. L’omerta familiale est puissante.

Mais voilà, la ninita, comme elle se désigne elle-même, n’est pas du genre à renoncer. D’autant plus qu’elle sombre chaque jour davantage dans une dépression dont elle ignore les raisons. De cette période, elle retiendra que les psychanalystes et les amis s’avèrent impuissants.

C’est un silence vertigineux. Un silence faits de trous. Elle a peur d’y être engloutie. Alors elle poursuit l’enquête interdite; archives historiques, archives familiales, tout y passe. Ce n’est pas en vain, elle apprend que cet oncle dont il ne faut pas parler, n’est autre que le plus grand criminel au service de la dictature de Pinochet. Miguel Estay Stange, dit El Fanta, de sinistre réputation. De ce sentiment de dépossession d’elle-même, elle commence à en comprendre les ressorts. La famille grince des dents. Véronica va transgresser les tabous familiaux, le prix à en payer est élevé, mais il lui donnera également une libération salvatrice.

Veronice se réveille donc un matin, nièce de bourreau, fille de victimes.

Malgré l’omerta et la pression familiale, elle va poursuivre sa quête. Elle prends le challenge. A présent, il lui faut rencontrer cet oncle. Grâce à sa cousine, la fille de l’assassin, elle obtient enfin l’autorisation de le rencontrer dans la prison dans laquelle il est incarcéré.

Elle raconte sa hantise d’apercevoir dans le regard du monstre, une once d’humanité. C’est cela qu’elle redoute le plus, l’humanité du monstre.

La confrontation sera extrêmement difficile.

Cette enquête porte à la fois sur les mécanismes qui amènent des personnes à trahir leurs idéaux, leurs proches, et à se ranger du côté des bourreaux, mais aussi sur celles et ceux qui deviennent dépositaires d’une mémoire qui n’est pas la leur.

« Survivre à la survie » est également un bijou littéraire. Rien à voir avec la thèse universitaire. Veronica Estay Stange possède un style et un talent hors du commun. Il faut signaler l’humour dévastateur, si surprenant pour un tel sujet.

Aucun doute, « la petite » a tout d’une grande.

Brève rencontre dans un café parisien, avec Veronica Estay Stange

VERONICA

 » Toute mon enfance et mon adolescence ont été plongées dans un malaise que je ne parvenais pas à identifier. Sans cesse, je me suis heurtée au silence de mes parents. J’ai vécu, ou plutôt survécu, dans cette zone de silence. J’avais la nostalgie de la patrie. Je parlais avec émotion de la Cordillère, des rues de Santiago, je chantais les chansons de Victor Jara, Violetta Para? je suppliais mes parents de « rentrer chez nous ». Personne ne me répondait. Personne ne comprenait, je n’étais jamais allée au Chili! Mon inconscient avait stocké un passé qui devait se révéler, obscur…

_ Quand et comment as-tu fait pour te sortir de cette « dépression mémorielle »?

VERONICA

-Au fil des années, j’ai amassé les pièces d’un puzzle. La fuite de mes parents, qui militaient pour le MIR ( Mouvement de la gauche révolutionnaire), sous Pinochet, l’histoire du guet-apens dans lequel ils sont tombés, cet oncle-dont-il-ne fallait-pas-parler, et auquel ils doivent la vie sauve, et le Chili, où il était hors de question de remettre les pieds. Le mot d’ordre familial était »Ne cherche pas à savoir’. Moi, j’ai fait tout le contraire; j’ai fouillé partout. Documents historiques et familiaux, tout y est passé! C’était mon radeau, ma bouée de sauvetage. A la maison, je savais qu’il y avait une boîte au fond d’une armoire: interdiction formelle de s’en approcher. J’étais dans l’intuition et la crainte. Bien sûr, j’ai ouvert cette boîte. Et là, tout a changé. J’ai appris la version non officielle de l’histoire familiale. L’oncle dont il ne fallait pas parler, le frère de mon père, n’était rien d’autre que le plus grand bourreau qui soit sous la dictature chilienne. Et on portait le même nom: Stange. Lui, Miguel Estay Stange, dit « El Fanta », de sinistre réputation.

Je venais de transgresser les tabous familiaux, mes parents ne me l’ont pas pardonné.

-Tu as souhaité rencontrer El Fanta

VERONICA

  • Absolument. C’était un cauchemar pour moi, l’idée de cette rencontre, une épreuve que je m’imposais, mais je te tenais à le voir de mes propres yeux et surtout, tenter de comprendre les mécanismes qui l’ont poussé à trahir. L’histoire est digne d’un film: mes parents et mon oncle militaient ensemble au MIR, contre Pinochet. Un jour, mes parents sont dénoncés et tombent dans ce fameux guet-apens: mon oncle leur sauve la vie en se rangeant du côté de l’ennemi. A première vue, un héros. Mais le héros se transforme en bourreau. Il aurait pu fuir, mais non. Il est resté et il est devenu le plus cruel, le plus redouté des bourreaux au service de Pinochet. Nous portons le même nom, peut-être partageons-nous une ressemblance physique ou autre…. Je me suis sentie marquée au fer rouge.

Par quel moyen vas-tu le contacter?

Grâce à sa fille, ma cousine, avec laquelle j’ai noué une relation merveilleuse.

Après une préparation minutieuse autant que douloureuse, je suis enfin autorisée à le rencontrer dans la prison dans laquelle il est incarcéré. J’étais terrifiée. Ce qui me faisait vraiment peur, c’était de déceler dans son regard une once d’humanité. Voilà, ce que je redoutais, c’était de me voir confrontée à l’humanité d’un monstre. Je refusais d’adhérer à cela.

Comment se déroula cette rencontre?

VERONICA

Ce fut une confrontation extrêmement dure. Il avait mis en place un mécanisme de dissociation de sa personne, c’était très marqué. Par moments, j’avais à faire à un oncle qui remarquait « à quel point je ressemblais à sa soeur », et à d’autres moments, quand je le poussais dans ses retranchements, à une personne qui récitait des poncifs sur le fait de n’être pas responsable de ses actes. C’st un phénomène courant chez les grands criminels, cela leur permet de survivre à toute prise de conscience, et donc, de culpabilité.

-A un moment, on peut dire qu’ils appuient sur le pilote automatique?

VERONICA

  • En quelque sorte. J’ai beaucoup réfléchi à la question des bourreaux. J’ai quelques hypothèses contextuelles. En analysant la structure d’endoctrinement du MIR, j’ai constaté que l’on peut y superposer le canevas de la structure d’endoctrinement des bourreaux de Pinochet. La formation des cadres du Mir n’étant pas si loin de l’endoctrinement de l’autre camp, une personnalité peut passer de l’une à l’autre.

Est-ce qu’il y a eu une autre rencontre avec ton oncle?

VERONICA

  • Non, il est décédé pendant le covid. Pour ma part, cela m’a poussée à m’engager totalement, j’ai enfin réglé la question épineuse de la légitimité. Par pudeur pour les filles et fils de bourreaux, en premières lignes, je n’osais pas m’exprimer vraiment. Ce sont eux qui m’ont aidée à comprendre que le degré de souffrance n’existe pas, il y a une histoire, point barre. Il nous faut assumer la post-mémoire et être critique de notre temps. C’est ainsi que je suis devenue co-fondatrice et présidente du collectif « Histoires désobéissantes ».

As-tu un autre projet de livre?

VERONICA

  • Oui, j’ai travaillé avec un ex bourreau chilien qui s’est lui-même livré aux autorités. J’ai enregistré 50 heures d’entretiens avec lui, c’est humainement et historiquement exceptionnel. De quoi approfondir la question des bourreaux.
  • Est-ce que tu ressens de l’intérêt autour de toi, hors du cercle des proches, pour tout cela?

VERONICA

  • Pas suffisamment. Il y a un manque d’empathie. L’audace aujourd’hui, ce serait d’enseigner l’empathie. Vraiment. Je crois beaucoup en l’empathie.


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