Son propre destin
Elle s’appelait Suzanne Roussi, et elle était née à la Martinique.
Pendant ses études, en France, elle rencontre un certain Aimé Césaire. Ils se marièrent et eurent six enfants, ainsi qu’une revue nommée « Tropiques« . Mais auparavant, durant ses années parisiennes, elle aura noué des liens avec les soeurs Nardal, pionnières de « La conscience noire ».

Les époux Césaire donc, décident de rentrer en Martinique. Ils affrontent alors le temps de la colonisation du pouvoir de Vichy. Les voilà entrés en dissidence.
Suzanne, jamais immobile, jamais passive, fonde avec son époux, ainsi qu’avec René Ménil et d’autres intellectuels, la revue « Tropiques« . Pour contourner la censure coloniale, Suzanne Roussi apporte au service d’information et du contrôle des contenus, des sommaires apparemment « indolores » on y côtoie Mateterlinck, Mallarmé, Debussy, « ornés » de textes inoffensifs sur l’âme africaine, des inventaires de botaniques tropicales soporifiques, écrits sur mesure pour colons à endormir. La recette fonctionna un temps: Suzanne obtenait le papier nécessaire aux publications après avoir enivrés les colons de poésie et de couleurs, qui leur brouillait vue sur ce qui était exprimé entre les lignes.
Dans les pages de la revue, Suzanne Roussi Césaire proclamera une « lucidité totale » des Antillais face à la colonisation française. L’assimilation? Jamais. La soumission? Jamais.
Intellectuelle, poète, subversive, visionnaire, Suzanne Roussi Césaire , éclipsée un temps par son célèbre époux, n’en demeure pas moins la figure de proue du combat des intellectuels antillais, du féminisme antillais. Elle fut l’une des fondatrices du Mouvement politique et culturel de la Négritude, qui revendique une nouvelle identité noire. Porte-drapeau des féministes caribéennes, elle fascina, entre autres, le poète André Breton.
La conquête de l’esprit
Claude-Levi Strauss, Anna Seghers, André Breton sont sur un bateau. Exilés, ils voguent vers New-York. Le bateau fait une escale à la Martinique. C’est là, par le plus grand des hasards, qu’André Breton découvre la revue « Tropiques ». Electrisé par sa lecture, il demande à en rencontrer les auteurs. Vont se nouer alors d’extraordinaires amitiés, riches d’influences artistico-politiques, d’une fécondité rares.
Lorsque en 1943, la censure de Vichy interdira la publication de « Tropiques », Suzanne répondra par une lettre flamboyante, inoubliable. Mais c’est aussi à ce moment-là qu’elle cessera d’écrire, hormis une pièce de théâtre qui a hélas disparue.
Suzanne Roussi Césaire a cependant poursuivi son combat, au quotidien, hors du champ médiatique.
A l’instar de Frantz Fanon, elle souligne l’auto censure que les antillais ont inconsciemment intégrée. « Le Martiniquais a échoué, parce que, méconnaissant sa nature profonde, il essaie de vivre d’une vie qui ne lui est pas propre. Gigantesque phénomène de mensonge collectif, de « pseudomorphose ». Et l’état actuel de la civilisation aux Antilles nous livre les conséquences de cette erreur. Pourquoi, comment chez ce peuple hier esclave, cette méprise fatale?«
Daniel Maximin réunit dans un recueil « Le grand camouflage« , les sept articles majeurs écrits par l’intellectuelle. Ces articles témoignent de son engagement et dévoilent une écriture et une personnalité, rares.
En 2021, l’universitaire Anne-Dominique Curtius publie « La mémoire empêchée« , un hommage vibrant. Hassan Kassi Kouyaté et Daniel Maximin ont également oeuvrés dans ce sens avec une création théâtrale retraçant la vie et l’oeuvre de Suzanne.
Ina Césaire, l’une des filles du couple, dans un émouvant poème dédié à sa mère, nous donne à voir, quasiment, cette femme qui reste mystérieuse, mais si présente. Voici un extrait, qui résume tout, ou presque….
» Ma mère,
Belle comme la flamme de sa pensée,
Ma mère aux yeux couleur d’ambre et au regard lumineux,
au teint clair de chabine dorée, à la longue silhouette gracile,
aux cheveux électriques qu’elle aimait déployer
pour nous amuser,
nous, ses enfants, avant de glisser son peigne en fer
pour en faire jaillir des étincelles,
Ma mère aux mains effilées de pianiste sans piano,
laissant se consumer entre ses doigts fuselés
La fumée bleue de sa cigarette anglaise interdite.
A l’époque, aucune mère ne fumait
et aucune mère ne lisait Tchekhov en prenant
son café du matin…
Ma mère, assise à la nuit tombée, auprès de nos lits,
Villa Week-End, Petit Clamart,
pour nous conter l’histoire éternelle,
celle de Koulivikou, qui n’avait pas de fin
et dont elle inventait la suite chaque soir...
Ma mère, militante avide de liberté,
sensible à toutes les douleurs des opprimés,
rebelle à toutes les injustices,
éprise de littérature et férue d’histoire,
Ma mère, enseignante appréciée, bien que longtemps
surnommée
« La Panthère Noire » par certains de ses élèves,
Ma mère activiste féministe avant la lettre,
attentive à chaque progrès de la libération des femmes,
« Ta génération sera celle des femmes qui choisissent«
m’a-t-elle dit un jour.
Peu à peu, les contes merveilleux furent remplacés par des récits réels,
souvent plus cruels, venus de Martinique et d’ailleurs:
J’avais 9 ans lors du procès des bordelais des 16 de Basse-Pointe.
J’avais 11 ans et j’ai pleuré lors de l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg
J’avais 14 ans et j’ai pleuré lors de l’assassinat d’Emmett Till
qui n’avait à sa mort, qu’un an de plus que moi,
Ce furent mes premières révoltes politiques.
Ma mère qui croyait plus aux luttes qu’aux larmes,
ma mère à l’humour percutant,
à la gaieté teintée de mélancolie,
Mon inoubliable mère, qui n’a pas pu vieillir,
Suzanne Césaire, née Roussi. »
« Le grand camouflage«
Ecrits de dissidence. (1941/1945)
Suzanne Roussi Césaire.
Seuil
15 euros
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