Victor Del Arbol

Le Fils du père.

Roman traduit de l’espagnol par Emilie Fernandez et Claude Bleton.

Actes Sud. Collection Babel Noir.

9,90 euros.

« Il n’est pas possible de vivre en liberté sans assumer la mémoire« 

Dans son roman noir « Le Fils du père », Victor Del Arbol dresse un magistral tableau d’un monde au vitriol, à bout de souffle, terrassé par sa propre violence. Les personnages, incapables d’accepter les mémoires familiales et historiques, incapables d’accepter leurs fragilités, subissent alors une malédiction qu’ils nourrissent.

Pour Diego, qui semble avoir vaincu la fatalité sociale, loin d’une famille à laquelle il a tourné un dos hostile, la vie lui sourit; réussite professionnelle, réussite de son couple, réussite matérielle. Dans sa villa face à la mer, il construit un présent qu’il voudrait hermétique à ce chien de passé, qui renifle aux portes.

Mais ce chien de passé rouvre sa gueule béante, montre ses crocs. Ce père, violent, cette mère, soumise à cette violence, Liria, la soeur sacrifiée, tous, cognent à la porte de son désormais précaire, présent.

Tellement précaire, qu’un jour, un mauvais jour, Diego fera éclater en milles et un morceaux, cette vie idyllique. Ce mauvais jour, la violence contenue le traverse, c’est elle qui dirige, elle qui reprend les rênes. En une seconde, Diego devient un assassin.

Victor Del Arbol écrit subtilement les mécanismes souterrains de la peur, de la manipulation collective et individuelle de cette peur, de la mythologie construite à partir de cette peur. Et de la souffrance de ceux qui ne s’y reconnaissent pas.

« Le Fils du père » nous fait traverser également les guerres, le front russe, la division Azul, la Légion étrangère, là où les hommes sont jetés en pâture, là où ils tuent et meurent, pour maintenir au pouvoir quelques dictateurs. Et aussi pour conjurer ou assumer le passé d’un père, d’un oncle….

Victor Del Arbol est né à Barcelone. Avant de nous donner à lire ses inoubliables romans, il a travaillé dans les services de la police de la communauté autonome de Catalogne: peut-être un triste cabinet de curiosités pour l’écrivain en devenir.

Depuis, lauréat entre autres du prestigieux « Prix Nadal », l’équivalent du « Goncourt » en Espagne, il est publié et traduit dans le monde entier.

Une « Oeuvre au noir » indispensable.

EXTRAIT

Unité d’évaluation et de soins psychiatriques

Extrait des notes de Diego Martin.

Il existe un obscur secret caché dans le coeur de tous les pères. Un moment terrible où le père se sent d’bord menacé puis éclipsé par le fils. On nous a enseigné que la jalousie et l’envie d’un père envers son fils ne sont pas naturelles, que l’amour et l’instinct de protection l’emportent toujours. Qu’il est impossible de considérer un fils comme un rival. Aucun père n’avouera ressentir de tels sentiments. Il ne l’admettra même pas dans la solitude de son coeur.

Mais c’est la réalité. ça arrive.

Le fils qui grandit vite n’a plus aucun sillage à suivre pour réaliser ce que le père n’a pas fini. Il ne respecte plus l’autorité, perd toute admiration, et se transforme peu à peu en miroir de ses propres défauts, de ses limitations, de ses échecs irréversibles. La vigueur du fils souligne la décadence du père. »

Entretien avec Victor

Tu as écris « Le père, Dieu parlait, il n’y avait qu’à obéir « 
La violence est-elle crée par cela?
Est-ce l’origine de tout pour Diego
?

VICTOR
Le territoire de l’enfance est la terre des promesses, de la découverte et de la curiosité. Un enfant est un être qui fait l’expérience de la vie avant de la comprendre. C’est pourquoi il a besoin d’un guide et ce phare est le père. L’adulte est Dieu en tant qu’Omnipotent. Ce dieu infaillible est admiré et craint. Diego a connu un père violent, et donc la violence est son premier contact avec la vie. C’est son premier enseignement.


Dans ton roman, les personnages obéissent à une fatalité sociale. Chaque acte de leur vie d’adulte est déterminé par ce qui les as précédés. 
Est-ce que cela signifie que les êtres n’ont pas de libre arbitre
?
Qu’ils sont mus par plusieurs causes, diverses influences et subissent les conséquences des contextes familiaux et sociaux ?

VICTOR
Le roman soulève un débat très intéressant, je pense : si nous sommes d’accord sur l’existence de la mémoire génétique, l’héritage des traits physiques et de caractère Serait-il alors possible d’admettre qu’il
existe aussi une mémoire de la douleur? Serait-il possible qu’il y ait en nous un héritage de fautes et de blessures de nos ancêtres? Et si c’était le cas, pouvons-nous briser cette chaîne ou serons-nous toujours
conditionnés par un passé dont nous ne sommes pas responsables ?
Si c’est le cas, où commence la responsabilité d’un acte? 
Je pense que la tentative de Diego d’assumer sa propre vie est honnête. Il croit, en effet, que s’il change ses conditions sociales et culturelles, il pourra modifier son destin. La thèse du roman, cependant, prouve le contraire. Diego échoue, et en essayant de fuir son passé finit par être lui-même victime de ce même passé. L’erreur, de mon point de vue, est qu’il n’est pas possible de vivre en liberté sans assumer la mémoire, mais en même temps, sans abandonner le rôle de victime de ce passé.

Pendant la majeure partie de sa vie, Diego joue un rôle. Il a l’impression d’avoir échappé à la fatalité sociale qui englue sa famille. Puis, violemment, il détruit ce qu’il avait fièrement construit. Comme si, dans le fond, la violence ne pouvait être que l’unique réponse, la seule vérité


Cela signifie -t-il que nous n’échappons pas à nos origines ?
Nous n’avons pas le choix d’être ce que nous souhaitons être ? Nous sommes « une pièce du puzzle « d’un contexte social et familial ?

VICTOR
Tout d’abord, nous devons reconnaître que la violence est le langage le plus ancien de l’être humain.

(photo Fan Ho)


Cette violence est déclenchée par des raisons différentes, mais je crois que l’un de ses plus grands détonateurs est la peur. Diego a construit son identité à partir de la haine envers son père. Pour cela, il a
dû inventer une biographie qui justifie cette croyance. Sans cette croyance sur laquelle il a basé sa personnalité, il n’aurait rien. C’est quelque chose qui le terrifie -ne pas être personne, être un mensonge- et c’est cette peur (concrétisée dans sa sœur Liria) qui déchaîne une violence qui a toujours été en lui, réprimée et cachée.P


Quand Alma retourne sur le lieu où Joaquim a été tué, tu écris que pour le faire disparaître il faudrait faire disparaître aussi ses fréquentations, son passé, son avenir.
Cela signifie -t- il que notre mémoire est reliée à une mémoire collective
?

VICTOR
Je crois que la mémoire collective est la somme des mémoires individuelles. Ces mémoires ne sont pas seulement les souvenirs, ni même les lieux ou les actes. Ce sont les expériences émotionnelles, c’est la subjectivité de notre propre existence individuelle. Je pense donc qu’il n’est pas tout à fait correct de parler de mémoire historique. L’histoire est-devrait être- une science basée sur les faits, mais la mémoire est avant tout contexte et subjectivité. Le récit collectif est souvent une généralisation, une mythologie
nécessaire qui heurte la mémoire de ceux qui restent en marge de cette mythologie. C’est-à-dire, pour les perdants il n’y a pas d’Histoire. Seulement une mémoire indélébile.


Ou, comme dans « Les Buddenbrooke » de Thomas Mann, le poids d’une lignée écrasante ?
Thomas Mann décrit le moment charnière où l’heroïne Eden, donne son consentement pour un mariage qui lui faisait horreur.
Elle donne son accord après plusieurs mois d’absence de l’opulente maison familiale. Au petit matin, elle consulte le livre d’or de la famille. Un puissant
sentiment d’appartenance l’envahit ainsi que l’idée du
devoir de perpétrer cette lignée par « un bon mariage
« 

Là aussi, c’est l’ écrasant sentiment de fatalité sociale qui empêche une personne d’être différente de ce que l’on attend d’elle.
Donc, pas de porte de sortie
?

VICTOR
J’ai essayé de démontrer dans ce roman que la fatalité, l’héritage de la douleur et l’Histoire elle-même sont des conditions qui marquent toute vie mais qu’au germe humain il existe aussi tout le contraire : la
volonté de liberté, la capacité de dépassement, la possibilité de guérir les blessures. Dans cette contradiction, entre ces deux forces opposées qui se battent continuellement dans les personnages – passé et présent, souffrance et passion- l’être humain trouve sa véritable essence. Nous sommes des
enfants du passé, oui. Mais nous sommes les hommes et les femmes du présent. Et nous devons être responsables de notre propre liberté et de notre avenir, individuel et collectif.


Les guerres traversent cette fresque historique.
Avec un goût de défaite, même en cas de victoire

VICTOR
Il ne peut y avoir de victoire dans la folie collective de la guerre. Ce sont les États qui gagnent, c’est l’Histoire qui détermine les gloires. Mais pour les individus, il n’y a que désolation.


Pourquoi dans le titre, le mot « Fils » est écrit en majuscule ? Pas le mot « père « 

VICTOR
Nous sommes tous fils et filles, mais pas tous pères.
Et parce que nous ne comptons pas tous pour l’histoire.


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