ENTRE LE MONDE ET EUX

Géographie sociale du corps

Ko debout. Dans ce texte abrasif « Entre le monde et moi. Lettre à mon fils », Ta-Nehisi Coates écrit comme on cogne, comme on se fait cogner, comme on se relève, sans pleurer, en arpentant l’existence en esquivant les coups.

On est au USA, West Baltimore, Ta-Nehisi Coates est hanté par le meurtre de son ami, Prince Jones. Comme lui, Prince Jones était noir. Mais à l’inverse de l’auteur, il était issu d’une famille aisée, ce qui était censé le protéger de la violence que subissent les noirs, dès qu’ils mettent un pied dans la rue. Pour le policier qui lui logea des balles dans le corps, Prince Jones était juste un noir, donc, un présumé coupable. On est au USA, et tout corps noir plongé dans la foule est susceptible de devenir, d’un instant à l’autre, l’objet de toutes les violences.

Recevoir des coups, quoi de plus normal, Ta-Nehisi Coates respire l’air saturé de la peur, il ignore encore qu’il peut respirer un air libre.

Dehors, certes, mais dedans également dans le foyer, là où les pères punissent , ceintures, châtiment, peur, c’est l’abécédaire d’une société qui respire la peur, qui a fait de cette peur une arme politique. Chez toi, ce n’est pas un refuge, tu t’enfuis de chez toi pour ne pas être tabassé et tu t’élances, nu, dans la rue blanche.

Alors qu’il vient de perdre cet ami si cher, Ta-Nehisi Coates reçoit un merveilleux cadeau de la vie: un fils. Une terreur inconnue le submerge: l’idée de ne pas être en mesure de protéger cet enfant, la terrible conscience de sa vulnérabilité, la connaissance charnelle de la cruauté, tout cela menace de l’écraser. De là l’écriture de ce livre, une lettre de cent quatre vingt douze pages, adressée à ce fils.

DANS L’OMBRE DE LA VIOLENCE D’ETAT

Très vite, alors qu’il n’est encore qu’un jeune enfant, Coates va intérioriser la peur séculaire, il saura que son corps ne lui appartient pas, que ce corps est le lieu de toutes les brutalités, les dénigrements les plus profonds. Il fera sienne cette certitude: son corps représente la géographie sociale de la haine, de la ségrégation.

Mais, recevoir des coups, quoi de plus normal, Ta-Nehisi Coates respire l’air saturé de la peur, il ignore encore qu’il peut respirer un air libre. La maison familiale ne constitue en rien un refuge, son père manie facilement la ceinture et sa mère use de la cravache. Alors il fuit dans la rue pour leur échapper, dans cette rue blanche où tout peut arriver, à chaque instant.

Vivre dans la peur n’est que l’héritage politique de ses années d’enfance et d’adolescence.

EXTRAIT

 » Je suis noir, j’ai été spolié et j’ai perdu mon corps. Mais peut-être étais-je aussi capable de pillage, peut-être étais-je prêt à prendre le corps d’autrui pour m’affirmer au sein d’un groupe. Peut-être l’avais-je déjà fait. La haine forge l’identité. Le négro, le pédé ou la salope délimitent une frontière nette entre nous et l’autre, ils éclairent ce que, ostensiblement, nous ne sommes pas: ils éclairent le Rêve, qu’il s’agisse de se convaincre qu’on est blanc ou qu’on est un homme. Nous désignons l’étranger haï et confirmons ainsi notre appartenance à la tribu« 

Et le système poursuit son inexorable travail d’effacement des individus. Mais voilà que se dresse un homme, une force, une voix qui deviendra un sésame pour Ta-Nehisi: après Georges Washington , Tarzan et Jésus, tous blancs, un homme noir se lève et fait lever son peuple; Malcom X. Il y a dans ses harangues, la promesse d’une chanson de Bob Marley « Get up, stand up, stand up for your rights« . Et ne jamais oublier… «  Tu dois faire l’effort de te rappeler de ce passé dans toutes ses nuances, ses erreurs et son humanité« (Coates)

SORTIR DE SA RESERVE

Loin de se résumer à une plainte, l’essai de Ta-Nehisi Coates décrypte les mécanismes qui engendrent et nourrissent l’oppression raciale.

Coates analyse la manière dont les identités se créent. Les principes de races, de masculinité ou autres, sont générés par le manque, par « ce que l’on n’est pas. Coates affirme donc que l’identité ne possède pas de base positive, elle n’existe que par rapport à l’autre, celui que l’on ne sera jamais.

« Entre le monde et moi » retrace l’histoire des noirs américains qui ont grandis sous le système de Jim Crow (lois qui imposaient la ségrégation raciale aux Etats-Unis), des lynchages, d’un esclavage structurel. Ta-Nehisi Coates écrit ainsi les lignes ferventes que le récit officiel a tenté d’effacer en lui niant sa réalité.

Coates est aujourd’hui une voix essentielle de la communauté noire américaine. Dans l’Amérique de Trump.

« Un oeil pour dix yeux » dit-il lors d’un entretien.

Et sans oeillères.

ENTRE LE MONDE ET MOI« 

TA-NEHISI COATES

ED autrement.

19 euros

NATIONAL BOOK AWARD 2015


Commentaires

Laisser un commentaire