La chimère au fond du lac.
Roman de SUN PIN
Traduction et annotations de BRIGITTE DUZAN et ZHANG GUOCHUAN
Editions l’ASIATHEQUE
12,90 euros

Le mystère et son ami, le secret.…
insaisissable. Une chimère, aucun doute…. Ce roman s’ouvre, tel un rêve obscur: le narrateur et héros du livre, un jeune homme solitaire, revient sur les lieux de son enfance. Et le lieu n’a rien d’ordinaire, il s’agit d’une mine, autrefois exploitée par ses parents, au fin fond d’une montagne sauvage et oubliée de tous. De tous sauf de lui. Le voici qui s’installe dans cet immense silence, sur les débris de sa vie passée, dans les ombres spectrales de la forêt. Aucune trace humaine, seulement des oiseaux, une végétation humide, et un lac.
La plupart du temps, le héros lit des livres à la lumière des bougies. A d’autres moments, il part à la recherche de champignons qui lui seront utiles pour cuisiner dans le restaurant qu’il ouvre parfois, à la lisière de la forêt.
Dans ce contexte lourd, empreint d’un mystère latent, ce jeune homme, que je n’hésiterais pas à qualifier d’énigmatique et pourquoi pas d’inquiétant, rend parfois visite à un vieil homme au village le plus proche. S’ensuit un échange de silences, de regards, mais surtout de livres de poésies que le vieil monsieur, Fan Tinghan, adresse à notre héros inquiétant et énigmatique.
On assiste à la naissance d’une relation entre ces deux personnes, relation toute de silences et de retenue. Les livres de poésies choisis par Fan Tinghen ont-ils une signification, recèlent-ils un message? Peu à peu, on croit comprendre qu’un mystère entoure la figure du fils de FanTinghan. Mais rien de précis, les personnages sont floutés, ils apparaissent et disparaissent au gré du texte.
L’écriture de Sun pin déploie plusieurs dimensions de lecture. Ici, on devine que, dans cette atmosphère de « secret », il se joue autre chose que se qui se laisse à voir, à lire. La poésie semble tenir ce texte sensible, troublant. Chaque fin de chapitre est ponctuée d’un poème, d’un genre nommé en Chine de « Poésie de réclusion ». Sun Pin fait ainsi référence à ce mouvement, très important en Chine.
Une chimère qui brouille les pistes, envoûte par ses éclats soudains, hypnotise par son charme et son mystère.
A la fin , il n’y a pas de fin, tout reste ouvert, possible… Dans son art littéraire, Sun Pin suggère d’autres possibilités, refusant ainsi un schéma narratif classique. Figure majeure de la littérature contemporaine chinoise, Sun Pin a été récompensée pour cette « Novella ».
Brigitte Duzan et Zhang Guochuan, les deux traductrices de ce texte, répondent ici à quelques questions.
Brigitte Duzan est chercheuse indépendante en littérature et cinéma chinois. Elle est traductrice du chinois et elle a fondé deux sites web de référence: chinesemovies.com.fr, dédié au cinéma chinois, et chinese-shotstories.com, dédié à la littérature chinoise. Son travail est axé sur la littérature féminine chinoise.
Zhang Guochan est professeure agrée de chinois à l’Inalco, et traductrice du chinois. Elle a mené de nombreux entretiens de référence avec des auteurs chinois. Une grande partie de son travail est également consacré au langage littéraire de François Cheng.
QUESTIONS
1. Quelles sont les difficultés spécifiques que vous avez rencontrées pour traduire ce roman ?
La première difficulté est apparue dès le titre : 鲛在水中央. Le mot chinois jiāo (鲛) possède plusieurs significations : il peut désigner un « requin », de différentes créatures marines parfois féroces, mais il a aussi un sens mythique ancien, renvoyant à une sorte de sirène dont les larmes se changent en perles. Ce double héritage, à la fois poétique et symbolique, rend la traduction complexe : il ne s’agit pas d’un simple animal marin, mais d’une créature métaphorique, mystérieuse et tragique. Ce titre illustre parfaitement les enjeux du texte dans son ensemble : pour comprendre et traduire Chimère au fond du lac, il faut sans cesse en dévoiler le sens caché — symbolique et poétique.
Une autre difficulté majeure réside dans la structure narrative. Le roman entrelace sans cesse les temporalités et les espaces : passé et présent s’y répondent, s’entremêlent. Ce procédé, typique de l’écriture de Sun Pin, est délicat à rendre en français, langue où les temps verbaux structurent fortement la chronologie. L’autrice explique elle-même ce choix :
« Une narration linéaire me semblait trop monotone. J’ai préféré entrelacer le présent et le passé, voire créer deux lignes narratives, l’une visible et l’autre secrète, qui finissent par se rejoindre. » Cette construction exige une grande précision pour maintenir la cohérence temporelle et la fluidité du récit en traduction.
Enfin, la traduction des poèmes insérés dans le texte a constitué un autre défi. Presque chaque chapitre se clôt sur un poème classique ou quelques vers. Lorsque des traductions françaises existaient — notamment celles de François Cheng ou celles de L’Anthologie de la poésie chinoise de la Pléiade — nous les avons consultées et parfois adaptées. Pour les poèmes jamais traduits, nous avons réalisé notre propre traduction, en cherchant à préserver la musicalité et la concision sans alourdir le texte. L’enjeu était de maintenir cet équilibre propre à Sun Pin, où la poésie se fond dans le récit, le suspens et la mélancolie, tout en conservant un registre poétique naturel et fluide.
2. Avez-vous traduit d’autres textes de Sun Pin ?
Quelques extraits de ses œuvres sont disponibles sur le site :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Sun_Pin_2.htm
3. De quelle manière avez-vous travaillé avec elle sur cette traduction ?
Nous avons rencontré Sun Pin à Paris, le 23 mai 2024, à l’occasion de la venue d’une délégation de l’Association des écrivains du Jiangsu. Nous avions soigneusement préparé cet entretien, d’une durée de plus d’une heure, car nous étions alors en train de traduire cette novella. Cette rencontre nous a permis de mieux comprendre ses choix d’écriture, sa relation à la langue et à la structure narrative, ainsi que d’éclaircir plusieurs zones d’ambiguïté du texte — notamment en ce qui concerne les références poétiques et les détails culturels régionaux.
http://www.chinese-shortstories.com/Interviews_Sun_Pin.htm
4. Est-ce qu’elle écrit en plusieurs dialectes dans ce texte ?
Pas de manière systématique, mais certaines expressions renvoient clairement au dialecte du Shanxi, province natale de l’autrice, où se déroule d’ailleurs l’histoire. Par exemple, dans une scène culinaire, le protagoniste mentionne une herbe aromatique appelée zhimohua — un terme dialectal désignant une variété locale de gardénia sauvage, cueillie et séchée pour servir d’assaisonnement. Sun Pin précise : « Dans ma région, le zhimohua est une plante de montagne aux petites fleurs blanches. On l’appelle ainsi localement, mais je ne connais pas son nom scientifique. »
Cette présence du dialecte et des éléments régionaux contribue à l’ancrage géographique du texte. Sun Pin l’assume pleinement : à l’instar de Mo Yan avec Gaomi ou de Jia Pingwa avec les monts Qinling, elle établit un repère géographique, tout en veillant à ne pas se limiter à ce cadre, afin de laisser l’espace de ses écrits s’élargir.
5. Selon vous, qu’est-ce qui caractérise la nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines en Chine ?
La nouvelle génération se distingue par son ouverture formelle et thématique. Ces écrivains et écrivaines explorent de nouvelles voies d’écriture, sans se limiter aux cadres hérités. Par exemple, dans cette novella, Sun Pin insère des poèmes et des citations classiques, ce qui la différencie de ses écrits précédents. Ici, le rôle de la poésie n’est plus seulement de rendre hommage au passé : elle devient un outil pour interpréter et éclairer les réalités du présent.
Leur regard se détourne progressivement des grands récits historiques du XXe siècle pour explorer les réalités du XXIe siècle, plus intimes, complexes, parfois fragmentées, avec une langue qui mêle modernité et mémoire culturelle.
Ce sont les « post’90 » qui sont maintenant la « nouvelle génération », d’une imagination débordante et hors cadre, et que, là, tout est encore à découvrir. Ce que fait petit à petit chinese shortstories (http://www.chinese-shortstories.com/).
6. Dans ce roman, la poésie est un personnage important. Est-ce que l’on peut dire que nous avons, en Occident, une notion différente de la poésie ? Si oui, comment traduire cette différence ?
Les approches sont différentes. La poésie est dès l’enfance intégrée dans le quotidien en Chine, pas en France. On n’apprend plus de poésies par cœur à l’école, ou très peu. Et les poèmes qui sont au programme du bac de français, par exemple, sont tellement disséqués qu’on en perd le sens poétique. En Chine on a souvent un ou deux vers d’un poème sur le bout de la langue, même dans la situation la plus prosaïque, en France personne ne citera un poème ex abrupto même en regardant un superbe coucher de soleil, ou la lune au printemps ou à la mi-automne…
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