LE REGARD DE KEN BUGUL

De l’autre côté du regard.

Roman de Ken Bugul

Editions Motifs

10,70 euros

PERSONNE N’EN VEUT!

En dialecte africain, « Ken Bugul » signifie « personne n’en veut« .

Pour ma part, je la nommerais plutôt « personne comme elle« .

C’est un long slam. Une psalmodie lente et douloureuse. « De l’autre côté du regard », ce roman de Ken Bugul est aussi une prière. Une prière ardente, adressée à celle qui la rejeta alors qu’elle avait cinq ans, sa mère. Cette mère indifférente, qui a déjà derrière elle une ribambelle d’enfants et qui plaque tout, son lit sous le bras. La petite Ken, reste seule, avec un papa de quatre vingt dix ans, aveugle, enseveli dans ses prières, jours et nuits. Il ne la voit pas, il ne l’entend pas. S’ouvre alors devant elle, derrière elle, partout autour d’elle et en elle, un gouffre sans fond. Ta mère est partie! Ta mère ne veut pas de toi, elle veut vivre loin, et sans toi! Et ton père est déjà avec Dieu.

La blessure est à la mesure de l’univers…

Brisée, petite fille sans aucun lien avec qui que ce soit, petite fille à qui personne ne disait qu’elle était une petite fille, petite vie dans la nature, elle va, justement, sauver sa vie, grâce à la nature. Ce sera ce lien intime avec les arbres, les odeurs, les animaux, qui lui donnera la conscience d’exister. Mère Nature. Celle qui ne part pas avec son lit sous le bras.

Ce livre est celui d’une longue quête pour retrouver sa mère, pour sentir sur elle, le regard de cette mère. Pourquoi lui refuse-t-elle ce regard? Ce regard qui sans aucun doute ferait d’elle une « tout le monde la veut ».

C’est à travers ses frères, indifférents ou hargneux, à travers ses soeurs, à travers chaque personne rencontrée que Ken Bugull cherchera ses réponses.

Sa vie devient un jeu de miroirs déformants, un labyrinthe habité de figures hostiles. Car en effet, personne n’en veut de cette femme_là. Se bousculent alors des tentatives d’approches, de communication avec les autres, ceux qui tournent le dos, car cette femme_là, elle fait peur, cette femme-là, de l’amour, elle en a trop besoin. Et ça suinte de partout, ce désir d’amour, de vie. Alors elle va tous les convoquer, non pas les uns après les autres, mais dans la plus totale incohérence,ce sera Kaïdara, un frère reconnu grâce à un pagne, puis Bacar Kobar Ndaw, un autre frère, belliqueux celui-là, puis Assy, puis Fatou, puis Samanar, la nièce qui lui souffla sous le nez l’amour de sa mère…. Puis, puis, puis….

Une liste faite de trous, d’impasses, de mirages, comme une existence.

Mais jamais, à aucun moment, « personne n’en veut » ne s’autorise à se sentir vivante, car pour cela, elle a besoin de se souvenir du premier regard que sa mère porta sur elle. Et là, l’amnésie est totale.

« Je ne cherchais ni pouvoir, ni puissance. Je cherchais ma mère« 

Par chance, cette mère si complexe, finit par mourir. Par chance oui, car c’est ainsi que grâce à la pluie, « Personne n’en veut » trouve une voie vers un dialogue avec elle. Grâce à la pluie, mère et fille sont enfin réunies. C’est mieux que rien.

Elle voit ses bras. Ceux qui l’ont tenue quand elle est arrivée dans ce monde.

Elle voit ce corps. Ce corps là, c’est aussi le sien. Identiques.

Et enfin, elle voit ses yeux, le premier regard porté sur elle. Elle vient de naître.

A présent, sa mère pouvait vraiment mourir: elles étaient l’une dans l’autre.

« L’apparition de ma mère s’évanouit et se dissipa en volutes parmes.

Ma mère venait de mourir.

_Ma mère, ma mère! m’écriai-je.

Sa voix se confondit dans la mienne.

Et je me mis à chanter. »

KEN BUGUL


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